Copie/Recopie


Palm Trees 24 at 19:02, LPP 35, sérigraphie numérique sur toile, 100x100 cm, détail, 2021

 

L'appropriation selon Ben Spider /

À l’occasion de la sortie de son livre d’artiste chez nox, Ben Spider revient sur son parcours, ses principales séries et nous éclaire sur sa pratique singulière d’une nouvelle forme de sérigraphie.

Obsédé par le point comme Yayoi Kusama, par la trame comme Alain Jacquet, par les médias comme Andy Warhol, Ben Spider est un artiste visuel franco-suisse qui explore l’identité, la perception de l’image et la propagande à l’ère du numérique.

Né en 1980 à Zürich, Ben Spider passe son enfance sur la Côte d’Azur puis à Paris. Sa mère lui offre son premier appareil photo à 14 ans et son père, directeur artistique, lui fait découvrir les techniques de créations graphiques et d’impression.
Il étudie les arts plastiques à la Sorbonne, notamment la photographie conceptuelle, et suit l’enseignement de Michel Journiac, figure majeure du body art. Il expose pour la première fois à la faculté Saint Charles ainsi qu’à la galerie Donguy.
Après ses études il devient graphiste puis directeur artistique en agence de communication, comme chez Publicis, tout en poursuivant ses recherches expérimentales.

En 2015, il commence ses sérigraphies numériques inspirées par les médias et la publicité. Dans la série Fetish, il déstructure ses propres campagnes de publicité, les altérant au moyen de superpositions et de rayures compulsives. Dans la série Fossils, il reproduit des détails d’affiches publicitaires grand format et commence à grossir la trame, développant sa technique de sérigraphie. La trame devient omniprésente et obsessionnelle dans cette œuvre qualifiée de néo-pointilliste, où le point semble exagérément grossi.

V7972S3, sérigraphie numérique sur toile, 80x120, 2020

Dans Memory Bugs, qui lui vaut le Master Art Prize en 2019, Spider superpose des annonces publicitaires jusqu’à la nausée. La masse d’information est telle qu’il se produit des bugs qu’il parvient à imprimer en quatre couleurs dans un style proche du glitch.
Dans Special Offers et RadioTrans, il utilise des textes entremêlés et superposés provenant de spots radio et de publicités promotionnelles, produisant un écœurement dû à la répétition à l’infini des mêmes messages jusqu’à devenir illisibles.
Entre 2019 et 2021 sa pratique devient prolifique, pas moins de 10 séries émergent, toutes basées sur la copie d’images médiatiques et publicitaires. Le numérique lui permet de s’affranchir des contraintes de taille en sérigraphie et de définition de l’image à l’impression. Il parvient à traiter et imprimer des images de toutes provenances, notamment du web, en travaillant les 4 couleurs séparément et en réalisant une version tramée de chacune d'elles. Sa technique atteint une maturité, une maîtrise qui lui permet d’opérer un retour vers un réalisme figuratif dont dépend la position du spectateur. Il semble sur le fil entre photographie et illustration, entre Pop et Optical Art, entre minimal et maximal. Je fais des tableaux sans peinture et des photos sans appareil. La copie d’écran tramée est le fil conducteur de cette œuvre qui se focalise sur l’information, des packagings aux personnalités publiques, des annonces presse aux pages météo, des spots radio aux affiches de film. Tout est mis sur le même plan. Ce n’est pas le produit qui importe chez Spider, mais sa puissance médiatique, la place qu’il occupe dans notre inconscient où il se mélange à d’autres informations.

Palm Trees 9 at 16:17, LPP 35, sérigraphie numérique sur toile, 100x100 cm, 2021

RoadTrip présente des paysages urbains provenant de systèmes de cartographie en ligne, d’assistant d’aide à la conduite, et constitue sa série la plus importante à ce jour. Croisements, feux de signalisation, rues en perspective sont autant de représentations de notre quotidien dans un monde déshumanisé.
La série Pop icons s’inspire des célébrités du monde de l’art, du spectacle et de la politique, tandis qu’art:remix se concentre sur la reproduction d'œuvres de l’histoire de l’art (Bonnard, Velasquez, Vinci, Jacquet…). Chaque série fait l’objet de recherches plus poussées, incluant des sous-séries ou séries gigognes, sorte de variations à tiroirs sur le modèle des poupées russes. Pop Icons inclut Good Products, qui comprend Ramen Noodles, série sur les packagings de nouilles coréennes. RoadTrip contient PalmTrees, comme art:remix intègre Saint Clair.

Picnic 3 MYBC, sérigraphie numérique sur toile, 180x135 cm, 2020

Saint Clair Remix, justement, est inspiré par l’incendie de la cathédrale de Nantes en 2020 où disparaît le tableau d’Hyppolite Flandrin Saint Clair Guérissant les Aveugles (1836). Spider entreprend de reproduire cette œuvre dans une démarche appropriationniste, entre mirage, clonage et résurrection. Il en fait un motif reproductible à l’infini, comme pour anéantir sa destruction et enraciner ses propres versions dans l’histoire.

Il cofonde le mouvement DerPunkt (avec Rosa Life, Jef Kunz et Marc Després) qui prône le bannissement des termes contemporain, occident et race, entre autres, car ils banalisent la haine et la différence entre les cultures. DerPunkt défend un art social, global et anti-fasciste du XXIe siècle, un courant postmoderne qui ne fait pas de différence entre les techniques, les cultures, les continents et les périodes.
Le mouvement travaille sur des concepts novlangues censés faire évoluer la société ou par pure provocation, inventant des néologismes à partir de racines grecques. Il dénonce par exemple l’encéphalectomie des médias (ablation du cerveau), se dit xénophile (qui aime les étrangers), olympophobe (qui déteste les jeux olympiques) ou encore gynécrate (pour le pouvoir aux femmes). Pour sa part, Ben Spider se revendique trisexuel, arachnophile (qui aime les araignées) et gérontophage (qui mange des séniors).

En 2022, Spider est exclu de DerPunkt en raison de son Saint Clair, jugé trop religieux. Accusé d’hérésie par le groupe qu’il a lui-même créé, il claque la porte et prend ses distances avec le mouvement.

Saint Clair MY C reverse, LPP15, sérigraphie numérique sur toile, 120x240 cm, 2022

Dès lors ses variations deviennent plus marquées : grossissement du point, décalages plus fréquents, inversions et suppressions de couleurs. Il s’éloigne à nouveau du réalisme pour montrer un monde en perpétuelle mutation, dénoncer la mécanocratie (monde gouverné par les robots et les algorithmes) et l’information devenue totalement incontrôlable.
Il écrit aussi des poèmes, qui relèvent eux aussi de l'appropriation et du copier-coller, inspirés par la technique du cut-up. Un texte original, par exemple d’art contemporain, se trouve découpé en fragments aléatoires et réarrangés grâce à un logiciel de faux-texte, (utilisé dans la publicité) pour produire un poème dont le résultat est une collaboration entre l’artiste et la machine. “Créer l’invisible techniquement, spectateur l’infiniment réel, site quadri explore digital, imprimés subconscient par rétine” (Perception Support Trame, cut-up lexical, extrait, 2022). La sortie d’un recueil est prévue pour 2024.

À la copie, au mix, au collage, s’ajoute une autre particularité dans l'œuvre de Ben Spider : la recopie, c’est-à-dire l’utilisation d'œuvres qui sont déjà des copies appropriationnistes d'œuvres préexistantes. Par exemple, dans Picnic (2020), il revisite le Déjeuner sur l'herbe d'Alain Jacquet (1964), lui-même réplique de celui d'Édouard Manet (1863). Dans Elaine Sturtevant's Marilyn Remixed (2023), il reprend la Marilyn de Sturtevant (1965), elle-même copie assumée de celle de Warhol. Il dit d'ailleurs de Marilyn qu’elle ne représente pas grand-chose à ses yeux (il est né bien après sa disparition), excepté à travers les portraits de Warhol qui en a fait une icône intemporelle.
Quant à Ramen Noodles (2021), il s'agit d'une copie d'un sachet de nouilles coréennes, mais c'est aussi une référence à peine voilée aux Campbell’s Soup Cans (1962) de Warhol, elle-même copie du célèbre packaging.

Cheese Ramen Offset, sérigraphie numérique sur toile, 180x135 cm, 2021

On est dans la réappropriation, une mise en abîme sur le principe de la photocopie d'un texte déjà photocopié et rephotocopié jusqu'à devenir illisible.
En recopiant des copies, son travail perd en qualité, à l’image de la trame grossière, et s’éloigne davantage de la source. Il traite de l’imperfection, interroge l'antériorité de l'œuvre et l'influence permanente de leurs précurseurs sur les artistes tout au long de l'histoire de l'art.

Il semble se moquer du droit d'auteur et narguer la justice qui serait bien en peine de trancher sur le véritable auteur d'une œuvre à ce point copiée et maltraitée. Ce qui est perturbant chez Spider, c'est qu’autant l'œuvre copiée et tramée semble très similaire à l'image source sur les réseaux sociaux ou reproduite à petite échelle dans un livre, autant elle paraît très différente de l'original lorsqu'on la contemple à taille réelle. Dépendant du support, de la taille, du canal, c'est donc notre regard qui change et devient le jouet d'un artiste dont le thème favori est la perception. Ce que l'on voit ne sont que des points placés d'une certaine façon, nous rappelant un souvenir vague qui fait appel à notre mémoire imparfaite.

Les œuvres de Ben Spider interrogent ce rapport entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, entre l’œil et l’esprit, entre l’original et la copie. Elles explorent l’invisible au croisement du réel et de l’imaginaire, laissant une empreinte poétique de notre civilisation.



Invisible de Ben Spider 
Livre d'artiste
184 pages couleur, 28 €
Éditions nox.center
Disponible le 6 novembre au nox.center

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